« Dans les eaux du lac interdit » est un roman d’Hamid Ismaïlov, c’est un écrivain ouzbek qui vit aujourd’hui à Londres. Paru aux éditions Denoël, le 20 août 2015, c’est d’abord la couverture qui a attiré mon regard car elle est sublime.
« Sous le ciel bleu des amourettes
et des flirts innocents, le ciel gronde… »
Un voyageur est à bord d’un train qui traverse les steppes kazakhes. Faisant une halte dans une gare perdue, un petit garçon monte pour vendre des boulettes de lait caillé. Puis, il sort son violon et commence à jouer avec une virtuosité sans pareil. Touché par son talent, le voyageur débute la conversation de façon maladroite. S’ensuit un échange où l’on apprend que le violoniste a en réalité 27 ans et qu’il s’appelle Yerzhan. La glace étant brisée, le musicien va raconter son histoire au voyageur en l’emmenant dans un voyage bercé de mélancolie. Il vient d’une ville étape du nom de Kara-Shagan. A cet endroit, deux familles vivent l’une à côté de l’autre avec des liens de solidarité très serrés. Dans ce village perdu, 2 enfants partagent ensemble une grande amitié en se faisant des promesses d’une magnifique pureté. Mais sous le ciel bleu des amourettes et des flirts innocents, le ciel gronde…les locaux habitent proche de « la Zone ». Car en effet, Kara-Shagan est situé à proximité d’un laboratoire d’essai nucléaire et régulièrement les habitants subissent la loi de la course à l’armement, les désintégrations d’atome rythment la nature et viennent perturber la vie des autochtones. Lors d’une visite avec sa classe dans un site d’essai, le petit Yerzhan, défiant l’autorité des adultes, comme hypnotisé par la magnificence d’un lac irradié, plonge corps et âme dans un bain qui aura des conséquences irréversibles sur lui : il ne grandira plus. A partir de là, la différence de tailles va être le marqueur permanent de sa différence avec les autres à plusieurs échelles, distance avec le monde scolaire, difficulté à comprendre le monde des adultes et surtout, sa belle Aisulu grandit et devient une magnifique jeune femme dont il ne pourra jamais atteindre le cœur…
« Ni homme, ni enfant, Yerzhan est coincé entre deux mondes. »
Ce livre aborde plusieurs thèmes. Tout d’abord, il traite du monde de l’enfance avec une description juste de l’innocence fragile des relations qui peuvent se nouer entre un garçon et une fille. Le romancier balaye tous les clichés qui rendent cette période si douce, les promesses pour l’éternité, les pactes, les premiers émois. Chacun y puisera des souvenirs ou un sentiment de « déjà vu » si agréable. Dans ce roman, il y aussi la face sombre de l’enfance avec ses codes. En effet, à cause de sa taille, les moqueries et les mises à l’écart poussent le héros à une forme de retrait : « Yerzhan ne les salua pas. Et la nuit, il brûla, non dans un braiser imaginaire, mais de la très réelle fièvre de son enfer juvénile ». Il se sent mal dans sa peau, emprisonné dans son corps d’enfant, il prend du recul et commence à s’interroger sur sa condition : « Il ne pouvait pas aller à l’école – tous ces gamins avaient désormais une tête de plus que lui. Ils lui riraient au visage ». Ni homme, ni enfant, Yerzhan est coincé entre deux mondes. Dans un élan de désespoir, il en vient à abandonner le violon qui était pourtant son échappatoire. Il lui semblera aussi qu’il est en train de perdre sa douce promise. Châtiment final. L’adulte acerbe viendra lui jeter à la figure ce qu’il est : un adulte dans un corps d’enfant. L’enfance décrite dans ce récit est aussi celle où l’on n’arrive pas à interpréter tous les faits et gestes des personnes et les interprétations n’arriveront que trop tard. Il n’a pas toutes les clés pour comprendre le microcosme de Kara-Shagan : « C’était qu’à l’âge de seize ans, Kanishat s’était élancée dans la steppe pour rattraper son foulard en soie qui s’était envolée avec une bourrasque… ».
En filigrane, on comprend l’importance du rôle des familles lorsque l’on est perdu dans la steppe. La solidarité est un critère de survie. Lorsqu’on est isolé, le sens de la famille prend toute son ampleur si l’on veut endurer les conditions de vie rudes de la steppe. Entre passeur de traditions et passeur de générations, le trouble peut parfois régner entre les différents protagonistes et l’on ressent in fine, les enjeux de fierté, d’adultère ou de jalousie qui peuvent se jouer. La famille est aussi la garante des traditions qui perpétue la survie : « Le vrai but n’est pas le but, mais le chemin vers le but… » Il faut saluer dans ce thème, l’habileté et la justesse de l’écriture du romancier qui jouent une partition parfaite pour décrire les rouages humains et les actes silencieux qui se déroulent derrière des apparences trompeuses : « Comment aurait-il pu savoir qu’elle pleurait la nuit elle aussi, couchée dans son lit la tête sous ses draps, qu’elle rêvait de devenir médecin pour trouver un remède qui ferait grandir Yerzhan ? ». Toute l’analyse du monde des adultes se fait au travers des yeux des enfants et les sous-entendus du romancier sont admirablement exprimés au travers de sublimes métaphores.
« Ce peuple fait partie des « laissés pour compte ». »
Le paroxysme de la tragédie, qui se joue dans les steppes kazakhes, repose sur les essais nucléaires. En effet, la pollution est un fil conducteur dans le récit des personnages, ils apprennent à vivre avec. N’ignorant pas l’impact, ils sont obligés de vivre en tutoyant constamment la Zone. La maladie de Yerzhan, les jambes de la grand-mère, tout y passe. Comme un bourdonnement, le ciel s’obscurcit et tremble, un vent se lève et balaye tout sur son passage : « Les joies de la steppe, les joies de la musique et les joies de l’enfance coexistaient en Yerzhan avec l’angoisse de la chose inévitable, terrible, abominable qui se manifestait par un bourdonnement, un tremblement puis un violente tornade venue de la Zone. » Ce peuple fait partie des « laissés pour compte », ceux que l’on ignore et que l’on sacrifie sur le pilori de la supériorité militaire. Mais aveuglés par la propagande beaucoup sont prêts à accepter cette condition de victimes car, aveuglés par le communisme, ils ne cherchent qu’une chose : surpasser les USA : « Si on ne rattrape pas belle et bien les Américains pour les surpasser, c’est à ça que va ressembler le monde entier ! » Cela crée un décalage entre les personnages et développent des sensibilités différentes. Grâce à son roman, il touche ainsi plusieurs thèmes à divers degrés et dénoncent des crimes silencieux au nom de la patrie. Silence, on tue…
Hamid Ismaïlov traite aussi du rapport entre l’espace et le temps. Ici, le choix des mots renforce l’impression que le temps semble s’être arrêté comme la taille de Yerzhan. La seule frontière perdue dans la steppe est celle de « la Zone ». La perte de repère vient symboliser l’idée de conte, celui de l’histoire du petit garçon ou de l’abandon du voyageur perdu au milieu de nulle part. Finalement, il n’y a pas de nuances mais que des émotions brutes comme la peur ou l’amour.
Yerzhan est le héros principal du roman, il est le narrateur de son histoire. Il est le symbole de toutes les personnes oubliées dans les steppes. Par sa virtuosité au violon, lorsqu’il commence à jouer, il est l’élément déclencheur du voyage. Même s’il ne joue que dans le train, dans son récit, son violon joue en arrière plan et nous berce à travers les différents tableaux. Le violon nous rappelle un peu cette ambiance oscillant entre le loufoque et le mélancolique du cinéma d’Émir Kusturica. Le jeune homme est aussi celui qui invite au voyage, qui plonge le lecteur dans une autre dimension, celle qui existe en dehors des murs d’une gare abandonnée en plein milieu de la steppe. Par la tragédie qu’il a vécu, il se présente aussi comme le symbole de tous ces enfants qui souffrent du mal invisible, un héritage qui tue silencieusement, vestige de la Guerre Froide. Emprisonné à jamais dans ce petit corps, il est le dernier témoin d’un monde qui disparaît petit à petit. Il apporte aussi cette touche d’innocence qui vient en opposition à la dureté de la vie auprès de « la Zone«
Le voyageur représente le lecteur, il personnalise notre rôle dans le récit. De surcroît, il n’a pas de nom, ce qui permet de s’identifier plus aisément à lui. Il est l’interlocuteur qui vient en opposition à Yerzhan, il est la contre-mesure car par sa maladresse au début du récit, il permet d’introduire l’histoire. Il voyage et se laisse aller dans le récit
Aisulu est le symbole de l’innocence et cette génération silencieuse qui accepte tout sans avoir le droit de se rebeller. Elle souffre en silence du manque de Yerzhan et de l’incompréhension qui s’est installée entre eux deux.
Les grands-mères ont un rôle secondaire mais important tout de même car elles sont les garantes de l’unité des familles, témoins d’une époque où il fallait se serrer les coudes. Le déchirement des familles va d’ailleurs débuter suite aux décès de ces personnes symboliques.
« L’écrivain bouscule son lecteur en masquant
volontairement les repères temporels et spatiaux. »
Ce roman proche du conte fait la part belle aux métaphores et à une écriture riche en images. L’auteur parvient parfaitement à retranscrire les atmosphères de la steppe à travers de très belles descriptions. Il se dégage une sorte de poésie dans le récit qui invite concrètement le lecteur à se laisser embarquer dans cette histoire où la limite entre les rêves et la réalité est extrêmement mince. Le romancier fait la part belle aux scènes où la tension est très forte. Grâce à une plume juste et toujours pleine de charme, il parvient parfaitement à retranscrire les émotions qui parcourent les personnages de l’œuvre. In fine, il a réalisé un gros travail afin de laisser entrevoir un drame qui se joue en arrière-plan sans être obligé d’en parler de prime abord. L’écrivain bouscule son lecteur en masquant volontairement les repères temporels et spatiaux, cela lui permet aussi d’introduire cette ambiance mystérieuse de la steppe proche de « la Zone« . Hamid Ismaïlov a un talent particulier pour exprimer la fragilité du monde des enfants et retranscrire cette légèreté et cette innocence qui font la beauté de la relation entre Yerzhan et Aisulu.
Hamid Ismaïlov via les éditions Denoël nous offre un moment de lecture d’une poésie rare. Un conte magnifique qui nous ouvre les yeux sur les conditions de vie de certains « laissés pour compte ». Il se lit assez rapidement et une fois que la magie opère, on ne peut pas décrocher du roman. Ce livre fait aussi la part belle à une écriture riche en métaphores. Par ses différents thèmes, il apporte un éclairage intéressant sur différents sujets comme la pollution ou les rapports de force entre les nations au détriment des individus. Ce livre pourrait être qualifié de manifeste par son message. On peut aussi noter l’excellent travail de traduction d’Héloïse Esquié afin de garder tout le caractère authentique et rustique de ce roman. Un très beau livre qui vous transportera ailleurs…
Titre : « Dans les eaux du lac interdit »
Auteur : Hamid Ismaïlov
Éditeur : Denoël
ISBN : 9782207125922