« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièce de monnaie, mais comme métal. » Nietzsche
« Un caillou dans la chaussure » est le second roman du jeune auteur Mathieu Tazo aux éditions Daphnis et Chloé. Son premier roman « La dynamique des fluides » avait déjà eu un beau succès auprès des lecteurs. Cette fois-ci, l’écrivain nous entraîne dans les méandres d’un roman noir sous le soleil d’un village du Sud appelé « Barjance«
Dans cette histoire, nous faisons la rencontre d’un personnage qui s’appelle Samuel Marion. Il travaille dans un ministère mais suite à un imbroglio, il perd son poste. Pour lui, c’est le moment de faire un grand retour dans le village de son enfance où il passait ses vacances : « Ce qui me surprend d’ailleurs en l’homme, c’est ce besoin inconscient de retour aux sources Un lieu s’impose pendant l’enfance et le cerveau n’a de cesse de ramener le reste du corps là-bas, comme si on y avait laissé un bout de soi et que le but de l’existence était de recoller les morceaux ». Il décide donc de se présenter aux élections municipales de la commune. Mais comment devenir un bon maire lorsqu’on a du sang sur les mains ? En effet, de nombreuses années plus tôt, il a tué le gendarme du village et seuls ces 3 amis présents lors de l’agression sont au courant. Toute une série de péripéties vont venir chambouler la tranquillité de ce petit village isolé lorsque dans l’euphorie générale de l’élection, il accepte d’ouvrir une faille dans son passé…
L’histoire surfe sur deux périodes. On est dans une temporalité actuelle avec des flashbacks réguliers dans les chaudes journées des étés d’adolescents propices aux premiers émois. D’emblée, comme un fait annonciateur de la personnalité du héros, le romancier nous donne un avertissement qui aurait pu passer inaperçu : « Ma femme dit souvent que l’hypocrisie est l’avorton de l’égoïsme et de l’arrogance et que le président ferait bien de gagner en sincérité. J’aime sa gracieuse naïveté, fille de l’idéalisme et de la bonté. Ça c’est moi qui le dis ». Premier aveu annonciateur d’une double vie que mène Samuel Marion, une face publique et face privée qu’il ne peut partager tellement ce fardeau est lourd à porter et les conséquences graves.
« Un caillou dans la chaussure« , c’est avant tout une métaphore, vous savez ce petit truc minuscule qui vous empêche de marcher correctement, qui à chaque pas vous rappelle qu’il est là, toujours présent. La métaphore ici rejoint l’idée de vérité et celle du devoir, et ce sont des thèmes récurrents de ce livre. En effet, le protagoniste principal est tiraillé régulièrement entre ces deux sentiments aux deux stades d’âge présents dans ce récit. Poussé par la belle dont il est éperdument amoureux lorsqu’il est adolescent, il va commettre l’irréparable car comme le dit Ricoeur : « Ne pas tenir sa promesse, c’est à la fois trahir l’attente de l’autre et l’institution qui médiatise la confiance mutuelle des sujets parlants ». Il était prêt à tout pour elle…
Toute l’œuvre est centrée sur un personnage en particulier qui détient toutes les clés de l’intrigue et c’est sur ce point que toutes les opinions des lecteurs convergeront car il cristallise toute une part d’ombres et de non-dits que nous partageons tous. Cette histoire ressemble à un dialogue entre le narrateur et son lecteur, Mathieu Tazo a fait le choix d’un narrateur-héros qui nous incite à aller plus loin dans le récit. Le roman prend parfois les allures d’une confession. Tantôt conforté, tantôt malmené, l’auteur promène son lecteur à travers la réalité de Samuel Marion : « Céline dit que c’est ma version des évènements et que j’interprète l’histoire selon l’angle le plus avantageux pour moi ».
Le héros du livre est un être qui cherche uniquement à plaire aux gens, il cherche de la reconnaissance. C’est son plus gros défaut. Il souffre d’un syndrome qui l’oblige à plaire à tout le monde. On observe son comportement auprès de sa mère à qui il ment éhontément et sans cesse. Il est incapable de dire non aux gens, il ne sert à rien. Il pense qu’il arrangera tout mais toujours au détriment de ce que les autres penseront le jour où ils découvriront la supercherie. Il a cette crainte de ne pas être aimé même si dans le livre, il répète sans cesse que sa femme l’aime etc. Sa relation d’adolescent l’a conditionné et il doit toujours prouver quelque chose : « J’étais fier. Elle murmura qu’elle ne savait pas nager et je compris que toute ma vie elle mettrait mon amour au défi, qu’elle serait une ombre mouvante au regard de biais qui prendrait possession de tout ce que mon cœur affaibli porterait de sentiments ». Il y a quelque chose qui n’est pas sain chez lui. Samuel Marion est incapable de définir ses craintes, il part dans tous les sens et cela l’empêche d’évaluer ses limites. Il ne réfléchit jamais aux origines de ses problèmes et ne cherche que la résolution à court terme qui au final n’est jamais viable pour lui. Il est toujours dans une posture de réaction et non d’action : « Mais cette fierté est un poison que je continue d’avaler chaque jour à petite dose. Et le souvenir de cette vanité me berce d’une illusoire sensation de confiance qui disparaît aussitôt que la peur m’étreint quand le danger se présente. Il y a les mirages de la conscience et la réalité des nerfs et, quand ma poitrine tremble, quand mes pulsations augmentent, toute once de lucidité m’abandonne ». Il souffre presque de « codépendance« . Une citation de Spinoza résume un aspect de sa personne : « le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité ». Chouchouter par maman, écrasé par un ancien directeur qui ne le voit pas dans le sens qu’il aurait souhaité, il est condamné à attirer l’attention sur lui en faisant des pirouettes : « Je jouais un rôle qui, à mes oreilles, sonnait faux, mais j’avais tellement envie que Céline et Sonia me regardent d’un même œil attendri et décèlent en moi un charisme et une aisance intellectuelle qui me porteraient un jour vers des cimes inaccessibles pour le commun des mortels ».
Cette personne est un lâche, il est continuellement en train de distordre la réalité, il pervertit ses pensées. Il a mis le doigt dans un engrenage dont il n’arrive plus à sortir : « J’étais le maire, je contrôlais la situation. Généralement, quand on dit ça, on ne contrôle déjà plus rien ». Mêlée à cela aussi un manque de sincérité qu’il a de plus en plus de mal à cacher, sa femme lui donne un conseil déguisé : « La sincérité est fille de toutes les vertus et qu’il faut que j’apprenne à être sincère avec moi-même et avec les autres ». Il est rongé de remords mais s’obstine toujours à choisir la facilité du mensonge plutôt que d’affronter la réalité en face, c’est un lâche : « Un jour, je serai démasqué et soulagé. Un jour, ma vie sera misérable, mais je ne porterai plus le poids écrasant de ma propre ineptie ». Lui-même reconnaît sa lâcheté : « Je ne me casserai pas le bout du nez, je le savais depuis le début. Il y aurait eu du panache peut-être, une prise de responsabilité sans doute, mais le courage me fait défaut en toute situation ».
Le livre présente toute une galerie de personnages hauts en couleur comme on peut en rencontrer dans tous les villages de France. Mathieu Tazo use des images tirées de notre inconscient collectif. Le romancier a su distiller en chaque protagoniste cette dose de mystère et d’intrigue propice à la suspicion, tout le monde semble être un coupable potentiel même si d’emblée, l’auteur nous annonce la culpabilité du héros principal. Cependant, la mécanique prend et le lecteur est happé dans ce huis-clos où chacun soupçonne l’autre.
L’intrigue est haletante et garde beaucoup de surprises pour le lecteur, on désire connaître la suite. La tension est présente dans toute l’œuvre. La taille du village vient apporter un contre-courant agréable car souvent dans les petits espaces se cachent de grands secrets. L’auteur a une écriture vraiment fluide. On suit le cours de l’histoire avec le sentiment agréable de se laisser porter phrase après phrase malgré le thème grave abordé dans ce roman. Les descriptions sont vraiment réalistes. Par le rythme que l’auteur met dans son écriture, il arrive parfaitement à retranscrire toute la tension subie par Samuel. Ses moments de doute et d’interrogations sont idéalement exprimés et nous sommes les témoins muets de ces scènes. Toutes les périodes de manipulation sont vraiment réussies. La volonté du héros-narrateur se confond avec celle d’une autre érigée en loi, on est alors au comble de l’hétéronomie, une vraie perversion de la loi morale qui nous fait tressaillir. Car justement, l’expérience morale vécue dans cette histoire est avant tout celle d’un conflit entre les aspirations de la nature sensible qui se rejoignent confusément dans le désir de bonheur et celle du devoir qui appelle catégoriquement à satisfaire d’autres exigences. Le dénouement est très bien amené avec un climax qui scotchera le lecteur. Le livre termine sur une montée à perdre haleine où tout se déchaîne. C’est une vraie plongée dans les abysses d’un esprit préoccupé et préoccupant.
Lire ce livre, c’est la garantie de passer un très bon moment de lecture. On a du mal à décrocher grâce au personnage principal qui malgré ses défauts est attachant, cela nous pose d’ailleurs un problème d’ordre éthique. Mathieu Tazo est assurément un jeune auteur qu’il faudra suivre dans les années à venir. Je ne peux donc que vous conseiller de lire ce roman, car vous passerez un agréable moment de lecture.
« Chercher à plaire aux hommes par des discours étudiés et un extérieur composé est rarement signe de plénitude humaine. » Confucius