Les feux de la rampe, Chaplin, 1952
Se souvenir des belles poses.
C’est une double fuite que propose Les feux de la rampe : du présent, qui mène la vie dure à la vedette Chaplin et creuse le fossé entre sa personne et le pays qui l’a porté aux nues quelques décennies plus tôt ; et de son genre de prédilection pour un retour aux sources, celui de son enfance dans le music-hall londonien.
“But as a crowd, they're like a monster without a head that never knows which way|it's going to turn. It can be prodded in any direction”
Posant un regard sans fard sur le difficile métier d’entertainer, Chaplin dessine le portrait ultime du clown triste, dépressif et alcoolique, gloire déchue réduite à revivre dans ses rêves les numéros qui firent son succès et n’amusent plus personne. Car il a beau déplacer son récit vers la génération de ses parents, les indices autobiographiques pullulent : ses cinq mariages, son nom qu’il masque parce que voué aux gémonies, et le caractère impitoyable de la fuite du temps dans ce métier où l’apparence règne en despote.
“Life is a desire, not a meaning”
Comme à son habitude, la jeune fille qu’il met en cheville avec son alter ego est tout d’abord infirme, et c’est en philosophe freudien et paternaliste que le vieil homme va tout d’abord se poser. Poliment cynique sur son propre sort, il sait distiller, comme il l’a toujours fait, un espoir humaniste dès qu’il s’agit de se tourner vers les autres. Et l’amour pour Terry, personnage qui concentre la figure de sa mère (en autant de plans de piéta assez splendides) de son premier amour et de sa dernière épouse Oona va se parer de toutes les teintes du spectre sentimental. A l’écart du monde pour mieux s’en guérir, Calvero professe et excelle, avant que de recourir aux béquilles de l’alcool ou de l’amour lorsqu’il doit l’affronter.
“Time is the best author. It always writes the perfect ending.”
Dans Le Cirque, Charlot œuvrait déjà pour un bonheur conjugal dont il s’exclurait volontairement ; toute la finesse de l’infinie tristesse qui gangrène les feux de la rampe vient de cette ambivalence : Terry se trompe probablement d’amour face à ce père de substitution, et le futur de comédie musicale qu’il lui prédit avec le compositeur de sa jeunesse a beau être de carte postale, il adviendra. Sur un schéma proche des Chaussons Rouges, le film le surpasse en décapant le verni du glamour traditionnel. Par la cruelle réalité du milieu du spectacle, où l’on vous offre un ultime tour de piste en guise de tombeau, dans lequel on est prêt à rire par pitié pour que votre mort soit sereine.
“Truth is all I have left. That’s all I want.”
Si le spectacle perdure, si la danse et le ballet se déploie, si le duo Keaton/Chaplin nous rend certes fébrile, c’est surtout dans cette prise de conscience de l’avènement de l’évidence que Les feux de la rampe dévoile ses séquences les plus émouvantes. Après, tout, le ballet lui-même n’est qu’une chorégraphie de la mort de Colombine… A l’image de ce regard sublime qui clôturait Les lumières de la ville, tout se joue dans les yeux de Chaplin. Lorsqu’il se démaquille, ou voit s’opérer le charme entre sa muse et le jeune premier (joué, qui plus est, par son propre fils Sydney) puis contemplant depuis les coulisses la vie qui fuse lorsque la sienne le quitte.
De la vie, il ne reste donc rien sur le plan du langage, et c’est en spectateur que Calvero quitte le monde, ébloui par la seule conjuration possible à la mort : la grâce d’un geste, la poésie du mouvement, une danse atemporelle.